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L’HEURE VERTE.
Ce fut le terme qui lui vint aux lèvres, lorsqu’il descendit de voiture. Il avait suivi les indications de l’Indien : emprunter la route jusqu’au panneau indiquant la « mission luthérienne », puis prendre en face le sentier qui s’enfonçait dans la végétation. Il avait roulé pendant trois cents mètres, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer en voiture. Le chemin stoppait à flanc de colline, s’ouvrant sur une jungle foisonnante, en étages, qui se refermait également au-dessus de sa tête.
L’heure verte.
Le moment où l’ombre s’épanche sous les arbres. Où tout semble s’agencer pour que la forêt s’assoupisse, mais où elle s’éveille au contraire. Marc était transporté. Les bruits, autour de lui, devenaient assourdissants. Castagnettes en rafales, sifflements aigus, raclements sourds : des cohortes d’oiseaux, invisibles, s’excitaient sur leurs branches. Parfois, d’autres sons s’élevaient, simplement de passage : ronflement d’un vol de corbeaux, tintement d’un bec rieur, qui s’éloignait aussitôt entendu. Mais surtout, en toile de fond, résonnait le long cliquettement des herbes hautes, roseaux, palmes ou fougères, qui bordaient le sentier et l’invitaient, comme des vagues, à plonger dans leurs flots.
Il se mit en route. Le portier avait dit : « Attendez la nuit et repérez la lumière. » Le chasseur nocturne utilisait des projecteurs. Il descendit le flanc de la colline. La morsure du vent se précisait. Il releva son col de veste et s’enfonça encore.
Les herbes, les arbres s’agitaient, se creusaient, se déhanchaient, comme pris d’une excitation langoureuse au contact de l’ombre. Les odeurs s’élevaient, se vivifiaient. Tous les sens de la forêt étaient ouverts. Marc ne parvenait pas à identifier la cause de cet éveil. Qu’attendait la jungle ? Pourquoi s’animait-elle ainsi ?
Alors, la pluie survint.
D’abord quelques touches. Puis un clapotis régulier, qui couvrit les cris d’oiseaux. La forêt, assoiffée, asséchée par les heures brûlantes de la journée, vidée de ses essences par la fournaise, se réveillait pour boire.
Il descendait toujours. Un vieux court de tennis apparut parmi les feuillages. Toujours le même paradoxe : alors qu’il pensait avoir renoué avec la sève primitive du monde, il croisait les traces omniprésentes de la civilisation. Mais dans une version délabrée : des feuilles mortes, des lianes, des lierres avaient pris la place du filet et des marquages.
Il contournait l’esplanade quand la véritable averse commença. Marc avait renoncé à s’abriter. Au contraire, il s’avançait en bordure des précipices, pour admirer les paliers de jungle, qui miroitaient sous ses pieds. Les frondaisons ressemblaient maintenant à des rouleaux sombres, oscillant dans la pluie pour se résoudre en une écume verdoyante. Toute la végétation roulait, brillait, crépitait, révélant un vert qui n’était plus une couleur mais un cri.
Il descendit encore et rencontra une rivière. Il se retourna par réflexe : l’obscurité avait effacé son chemin. Plus de sentier, plus de court de tennis, plus de voiture… Juste un décor indistinct, comme si la nuit lui tournait le dos. « Repérez la lumière. » Il n’y avait pas le moindre signe de projecteur alentour.
Il choisit de traverser le cours d’eau, en suivant un gué de cailloux, qu’il apercevait vaguement dans l’ombre, à quelques mètres sur sa gauche. Quand il eut atteint l’autre rive, trempé jusqu’à la taille, les ténèbres avaient achevé leur œuvre. Il avança encore, à tâtons, se maudissant de n’avoir pas pris une lampe, quand une voix retentit :
— What’s going on ? Who is here ?
Stupéfait, Marc prononça quelques mots en français. Seul le silence lui répondit. Puis, d’un coup, alors que rien ne le laissait prévoir, un jet de lumière blanche éclaboussa les arbres, avec une violence de bloc chirurgical.
Marc se protégea les yeux. Clignant les paupières, il aperçut, environ dix mètres plus haut, un rectangle de lumière parfait, sans tache ni faille. En même temps, il perçut le ronflement du groupe générateur. Sur le drap – car c’était un drap blanc, tendu sur un cadre métallique –, se découpa une silhouette vêtue d’un poncho de pluie.
L’homme s’avança et dit en français :
— Mettez ça.
Il lui tendait des lunettes de soleil. Lui-même portait, sous sa capuche, des lunettes aux verres de mercure :
— Ma lumière est très forte en UV. Autant se protéger.
Marc chaussa ses lunettes et contempla le piège qui se couvrait déjà d’insectes.
— On ne sait pas pourquoi la lumière les attire. On suppose qu’ils prennent les étoiles comme points de repère et qu’ils se jettent sur la moindre source lumineuse. Ça les rend dingues. Ils ont plusieurs milliers d’yeux, vous savez ? Qu’est-ce que vous faites là ? Ça vous intéresse, les papillons ?
Marc l’observa. Masqué par sa capuche et ses lunettes d’argent, son visage était peu visible. Mais ses traits paraissaient brillants, musclés, comme lavés par la pluie.
Marc décida de parler franchement :
— Je suis journaliste. Spécialisé dans les faits divers. J’enquête sur Jacques Reverdi.
Le chasseur émit un sifflement d’admiration :
— Vous devez être acharné pour être remonté jusqu’à moi.
Marc se réchauffa sous ses frusques trempées. L’homme connaissait donc Reverdi. Il demanda d’un ton naturel :
— Quelles étaient vos relations ?
L’entomologiste s’approcha de la toile tendue. Le rectangle était déjà assombri d’insectes, grésillant, se cramponnant au drap avec leurs petites pattes adhérentes.
— On s’est croisés plusieurs fois, dit-il en saisissant avec précaution un papillon gris. Les guêpes, les abeilles, les moustiques formaient autour de lui un nuage bourdonnant.
— Où ?
— Ici. Dans la forêt.
— La nuit ?
— La nuit, oui. Il rôdait. Comme moi.
Marc frissonna. Reverdi lui apparut : élancé, silencieux, à l’affût. Il ne savait pourquoi, il le « voyait » en combinaison de plongée. Une peau noire, à la fois mate et brillante. Une panthère.
— Il chassait les papillons ?
— Je ne pense pas, non. Je ne l’ai jamais vu avec le matériel.
Une forte odeur d’ammoniaque se distilla dans l’air détrempé.
Le chasseur venait de saisir un bocal en plastique. Il plongea le lépidoptère à l’intérieur. Marc crut à une hallucination : le papillon criait. L’homme referma le bouchon de liège en souriant :
— C’est un sphinx. Une des plus importantes espèces nocturnes. Celui-là, c’est un Acherontia atropos. Un sphinx « tête-de-mort ». On l’appelle comme ça à cause du motif sur ses ailes. Il crie et n’hésite pas attaquer les ruches pour piller le miel. Vous vous souvenez du Silence des agneaux ? C’est le papillon que le tueur place dans la gorge de ses victimes.
Le Silence des agneaux, encore une fois. Non, décidément, il ne sentait pas cette piste. La folie meurtrière de Reverdi était unique. Marc agitait les mains pour écarter les insectes.
— L’ammoniaque…, murmura le chasseur. Ça les rend stones avant l’exécution.
Il sortit une seringue. Malgré lui, Marc détourna la tête. Sur le drap, des tourbillons de bestioles rivalisaient avec les rafales de l’averse.
— Selon vous, insista-t-il, qu’est-ce qu’il cherchait dans la forêt ?
L’homme referma son bocal sur sa victime puis glissa le tout sous son poncho :
— Je ne sais pas. Un insecte particulier, sans doute. Un truc rare.
— Il ne vous en a jamais parlé ?
— Non.
— Vous n’avez aucune idée ?
— À un moment, j’ai cru qu’il travaillait sur certaines espèces diurnes, dont la chenille se nourrit de bambous.
— Pourquoi ?
— Parce que je l’ai surpris plusieurs fois parmi ces arbres. Mais en réalité, il cherchait autre chose. Je n’ai jamais su quoi.
— Comment était-il ? Je veux dire : en général ?
Le chasseur n’eut aucune hésitation :
— Sympa. On buvait des coups à l’aube, à l’hôtel. Il disait qu’il n’avait pas besoin de lumière pour « voir » la forêt. Qu’il ne respirait plus quand il approchait sa proie. Il était spécial… Mais plutôt cool. (Il s’arrêta et parut réfléchir.) C’est vrai ce que racontent les journaux ?
Marc ne répondit pas – les engins volants redoublaient leurs assauts. Il luttait contre une irrésistible envie de fuir à toutes jambes. L’homme enchaîna, comme si ses pensées étaient naturellement revenues à sa discipline :
— À mon avis, il bluffait : ce n’était pas lui qui chassait.
— Qui d’autre ?
— Les Orang-Asli. De vrais experts. Il devait leur montrer les bêtes qu’il cherchait et ils partaient en quête.
— Je pourrais les interroger ?
— Non. Ils ne parlent pas anglais. Et la plupart sont bourrés du matin au soir. Quant à retrouver exactement ceux qui bossaient pour Reverdi…
— Il y a une autre solution ?
Le chasseur repéra un autre sphinx sur sa toile foisonnante.
— Allez voir Wong-Fat. C’est un des marchands han.
Marc battait toujours des bras. Une neige noire virevoltait autour de sa tête :
— Je les ai tous rencontrés aujourd’hui. (Il soufflait, crachait pour éviter d’avaler un insecte.) Aucun ne connaissait Reverdi.
— Celui-là le connaît. Il connaît tout le monde. C’est un cador. Il vit dans les hauteurs de Tanah Rata. Une grande villa sur pilotis : vous ne pouvez pas la rater.
Il sentait l’impatience de l’homme qui ne cessait d’observer son piège. Mais Marc avait une dernière question :
— Les papillons sont-ils attirés par le sucre ?
— Non. Le sel, plutôt.
— Le sel ?
— Je connais ici des sources salines où on peut voir de splendides concentrations. Ça vous intéresse ?
La scène qu’il avait imaginée – les papillons suçant le sang sucré des femmes – s’évanouit.
— Non, merci.
Il ôta ses lunettes de soleil et les lui rendit. Alors seulement, il prit conscience que la lumière électrique avait baissé. Quand son regard tomba sur le projecteur, derrière le drap, il vit que la lampe était entièrement couverte d’insectes. Une carapace noire, mouvante, s’agglutinait sur le verre brûlant. Le visage du chasseur grouillait aussi de rides animées et brunes.
Il balbutia quelques paroles de remerciement et dévala la pente.